Fitz Roy

Nous sommes à El Chalten depuis mercredi et déjà un beau créneau météo s’annonce pour le week-end!
Notre troisième compagnon de cordée, Logan, venant de Salt Lake doit arriver ce jeudi fin de journée.
Une fois tous trois réunis, Kivik, Logan et Olivier, nous ne perdons pas de temps.
Nous ne pouvons laisser passer cette belle fenêtre météo, et décidons d’emblée de l’ascension que nous allons tenter. Pas de discussions houleuses, le Fitz Roy, si majestueux depuis la vallée, attise toutes nos convoitises. Nous jetons notre dévolu sur le super couloir (Supercanaleta) pour en atteindre la cîme, une ligne évidente et esthétique! Ce couloir parcourt la face ouest, droit comme un fil à plomb, sur ses premiers 1000 mètres. Il se perd ensuite dans des dalles neigeuses dans lesquelles l’itinéraire, long de 700 mètres encore, louvoie pour rejoindre une arrête vertigineuse dont le fil nous guidera jusqu’au sommet.

Le vendredi midi, nos sacs sont prêts, nous prenons une navette qui nous conduit à une vingtaine de kilomètres d’El Chalten, là où commence le sentier d’approche. Nous marchons trois heures, d’abord sur un sentier bucolique au cœur d’une forêt dont les arbres noueux et courbés par le vent inspirent la sagesse, ensuite à flanc d’une colline raide où le chemin serpente se frayant un passage dans une flore luxuriante. Nous atteignons un plateau, limite naturelle où la végétation laisse place à un décor plus aride. Devant nous se dresse un énorme bloc de granit, protection naturelle contre les assauts du vent, nous plantons notre tente à son pied. A quelques mètres, un petit lac s’anime sous les bourrasques, l’endroit est parfait.

Une fois installés, nous commençons à préparer le souper. Nous sortons toute notre réserve de nourriture afin de choisir ce qui nous attire le plus. Un problème nous saute aux yeux une fois la nourriture étalée devant nous, nous avons pris excessivement peu pour les quatre jours nécessaires à l’ascension! Nous avions en tout et pour tout: un paquet de pâtes, deux paquets de purée, un paquet de muesli, quatre paquets de biscuits, deux paquets de crackers salés, un petit fromage, un peu de sucre et deux tablettes de chocolat… Nous devrons donc porter une attention particulière à diviser nos réserves de façon intelligente pour avoir un minimum à chaque repas et de quoi grignoter dans la voie. Notre premier soir fut donc frugal, un paquet de crackers et une purée pour trois! Après le repas, nous allons dormir directement afin de ne pas être tentés par le reste de nos denrées, si précieuses pour la suite.

Le lendemain, nous nous réveillons à l’aise, rien ne presse, l’étape du jour étant assez courte. Notre petit thé et nos quelques bouchées de muesli pour déjeuner furent animés par le passage de grimpeurs qui redescendaient justement du Fitz Roy. Ils l’avaient grimpé par la voie Affanassief et redescendu en utilisant les rappels du super couloir. Ils avaient donc eu une bonne vision des conditions de notre voie et nous en on fait part. Leur pronostic quant à la faisabilité du super couloir était plutôt mitigé. Le couloir était apparemment très pauvre en glace et certains passages, qui, il y a deux semaines encore, étaient en bonne glace sont devenus du mixte difficile … de quoi nous mettre en confiance pour notre première course en terres patagonnes ! Nous décidons tout de même d’aller constater les conditions de nos propres yeux. Nous démontons le campement et entamons notre deuxième étape qui nous mènera en 4 heures au pied du super couloir. De là, nous pouvons enfin voir notre itinéraire; il nous semble suffisamment fourni en glace pour passer sans trop de difficultés. C’est d’un commun accord que nous décidons de tenter notre chance, nous nous lèverons à 1 heure pour attaquer la voie très tôt et espérer que la neige soit bien figée par la fraîcheur de la nuit.

C’est repas de fête ce soir, le dernier avant certainement 24 heures, voir plus, d’efforts. Nous mangeons toutes les pâtes, un paquet de biscuits et une plaquette de chocolat, quel festin! La soirée ne sera pas longue, le réveil plus que matinal du lendemain nous force à aller dormir tôt. Vers 20h nous sommes dans nos duvets prêt à passer une courte mais bonne nuit. Elle ne le sera pas, le vent s’acharnant si fort contre la toile de notre tente que nous n’en dormons pas ou du moins seulement par bribes, lorsque le vent, pour un moment, s’estompe.

No mather what nous nous réveillons à heure dite! Nous dévorons la fin du paquet de muesli ainsi qu’un paquet de biscuits accompagnés d’un thé sucré comme nous l’aimons, moitié eau moitié sucre! Nous nous équipons et nous extirpons de notre petite tente, un frisson nous parcourant l’échine à l’idée d’émerger dans la fraîcheur de cette nuit sans lune. Il n’en est rien, l’air est plutôt doux. Rien de réjouissant, dans ce genre d’escalade, le froid est notre allié, la neige durcie par le gel porte nos pas et retient prisonnières les pierres dans son manteau glacé. Le solstice d’été étant proche, les nuits ici sont courtes, six heures d’obscurité tout au plus. L’optimisme n’est pas le sentiment prédominant lorsque nous remontons le cône neigeux au pied du couloir, nos pas s’enfoncent profondément dans cette neige humide. Bientôt nous atteignons la rimaye, noire et insondable, c’est sans conviction que nous nous encordons pour la franchir. Une fois passé cet obstacle intimidant, nous voici dans le couloir. Le faisceau de nos frontales vacille au rythme machinal de nos pas, tel un métronome donnant le tempo de notre ascension. Un pas puis l’autre, ancrer le piolet plus haut, un pas puis l’autre, le piolet, un pas, inlassablement la chorégraphie se répète sans accrocs. Nous ne ressentons pas le besoin de nous assurer, ainsi nous progressons rapidement. Plus nous montons, plus la neige devient dure nous apportant plus d’assurance. L’optimisme commence à germer dans nos esprits.

 » Et si les conditions n’étaient pas si mauvaises après tout ? ».

Nous voici au pied des premières difficultés, quelques 1000 mètres plus haut que la tente. Olivier garde la tête pour cette première longueur, certainement plus attirante en chaussons d’escalade et à mains nues qu’avec les crampons et les piolets. Après quelques adhérences maladroites sur les pointes avant de ses crampons et deux ou trois ancrages hasardeux avec ses piolets le voilà au relais. Les longueurs suivantes se ressemblent, plus ou moins fournies en glace.

Toujours en tête, Olivier arrive proche de la fin d’un ressaut raide en glace, un replat bienvenu l’attend un peu plus haut. Une fois arrivé dessus, c’est sans enthousiasme qu’il se rend compte qu’il n’y est pas seul. Figé dans la glace depuis des années se trouve à côté de lui la dépouille d’un homme. C’est Franck Van Herreghewe, un grimpeur tombé il y a 12 ans lors d’une tentative d’ascension en solo de la voie californienne sur le Fitz Roy. Depuis lors, malgré plusieurs tentatives pour l’extraire de sa prison de glace, il gît là, comme pour nous rappeler les risques inhérents à l’univers dans lequel nous progressons et la prudence qui y est de mise! Le relais se trouve juste au dessus du cadavre, les cordes passent souvent sur « lui ». Nous essayons de faire abstraction, mais notre silence en dit long sur nos pensées…

La course reprend son cours et nous fait oublier ce passage désagréable.

Nous voici déjà au pied des dalles en mixte que nous devons escalader en tirant vers la droite afin de rejoindre l’arrête. Faite d’un beau granite orange, bercé dans le soleil depuis plusieurs heures, l’atteindre nous motive. La température doit être douce là haut! Le cheminement parmi ces dalles n’est pas évident, il nous faudra deux bonnes heures pour rejoindre l’arrête. Enfin notre horizon s’ouvre, le soleil nous berce dans sa douceur de fin d’après midi, il fait bon ici. Il n’est malheureusement pas encore temps de se laisser aller à la rêverie, il nous reste huit longueurs dont deux en « 5+ » à ne pas négliger pour rejoindre le col sous le sommet. Notre « crackmaster » tout droit venu d’Utah, Logan, prend la tête. Il fait ça vite et bien, nous progressons rapidement sur cette belle arrête et prenons du plaisir à grimper. Nos mains nues touchent enfin ce granit de rêve que probablement peu de gens ont effleuré avant nous .

Une dernière longueur nous donnera du fil à retordre; le rocher est recouvert d’une fine couche de glace, nous avons beaucoup de mal à croire en nos pieds. Nos mains devenues insensibles ne nous aident pas . Finalement, le col marquant la fin des difficultés, doucement, se dessine à la fin d’une longueur en traversée. Un court rappel et nous y sommes. C’est depuis ce col que débute la ligne de rappel pour descendre, nous repérons déjà le premier relais. Nous nous réorganisons pour gravir les 200 derniers mètres qui nous séparent encore du sommet. Fait de roches et de glace dont l’escalade est facile, nous nous décordons pour les gravir. Chacun à son rythme, les yeux rivés sur ce même but, nous avalons ces derniers mètres pour enfin déboucher sur ce sommet tant rêvé !

L’émotion est vive, seule notre pudeur retient nos larmes; le bonheur est là, puissant, il se lit dans le fond de nos yeux. Nous entamons à peine notre voyage et déjà foulons notre premier sommet, c’est inespéré . Fiers comme des paons, nous nous prenons en photos et sourions comme des gosses devant le vaste horizon qui s’ouvre à nous.

Rien n’arrête le regard et l’imaginaire. A l’Est, le glacier continental définit l’horizon, à l’Ouest, les plaines désertiques sans limites, au Sud, les montagnes courent jusqu’au Chili et au Nord, d’innombrables lacs forment un réseau complexe. Ici, la nature est préservée, ici, nos rêves d’aventures peuvent s’exprimer librement…

La nuit tombe doucement et nous sort de notre euphorie, nous ramenant à notre réalité. Le chemin pour redescendre au col est complexe, nous ne voulons pas le faire de nuit. A la hâte nous prenons nos dernières photos et imprimons ce tableau unique dans nos rétines .

La descente se fait prudemment. La fatigue est là mais toute erreur est exclue. En peu de temps nous sommes au col, accompagnés par les dernières lumières dorées du soleil qui s’évanouissent dans un bleu d’encre sombre et froid. La nuit est là, oppressante.

Les premiers 250 mètres de rappel suivent un couloir; la variation directe du super couloir, vertigineux et austère. Fait de granit sombre et humide, les parois sont impressionnantes, intimidantes. Aussi vite que nous le pouvons, nous enchaînons les rappels; la machine est bien huilée, les gestes précis. Nous rejoignons vite le haut du super couloir. Nous retrouvons les relais que nous avons utilisés plus tôt dans la journée, enfin devrais-je dire hier car il est déjà 1 heure du matin. Ce terrain connu nous rassure, on se sent presque chez nous, la tente n’est plus très loin se dit-on. Un rapide coup d’œil à l’altimètre nous sort de notre rêverie, il nous reste 1200 mètres de rappel. La fatigue commence à s’insinuer doucement en chacun de nous, nous devons lutter pour rester attentifs. Trouver le relais, se vacher, commencer à installer le suivant, attendre les deux compagnons, passer les cordes, installer son système d’assurage, descendre, trouver le relais, … Inlassablement, la mécanique tourne sans anicroches. Pourtant, un grain de sable vient se glisser dans les rouages; nous bloquons un rappel, su été trop beau. Une heure de perdue pour le débloquer, une de plus au compteur déjà saturée de notre mécanisme corporel.

La descente nous parait interminable; nous en sommes prisonniers. Chaque instant où nous ne devons rien faire est un instant où nous fermons les yeux, où nous fleurtons avec le rêve, la réalité devenant parfois difficile à dissocier. C’est là qu’intervient la force de la cordée, là où il est primordial de veiller en permanence les uns sur les autres, là où le plus éveillé fera remarquer à l’autre que son mousqueton n’est pas vissé. Le couloir s’élargit, bientôt, nous pouvons apercevoir la rimaye, signe que la fin est
proche, quelques rappels seulement. Une fois ce dernier obstacle franchi, plus rien ne se dresse entre nous et la tente. Nous la rejoindrons en glissades « contrôlées ». Il est 9 heure du matin, sentiment étrange que d’avoir entamé ces rappels à la nuit tombante et de les terminer en plein jour le lendemain, une première pour nous trois.

Sans perdre de temps, nous préparons un thé car nous n’avons pratiquement rien bu durant la course, à peine plus d’un demi litre chacun. La neige fond lentement dans le réchaud dont le doux ronronnement aura raison de Logan qui sombre directement. Un thé et une purée plus tard, c’est à notre tour de nous endormi; il est 10 heures, le réveil est réglé sur midi . Deux heures de sommeil avant d’entamer la descente vers El Chalten où nous voulons être le soir même. Espérons que cela nous suffise pour ne pas transformer cette descente en calvaire.

Déjà le réveil sonne et nous sors de notre léthargie. Le temps de tout remettre dans nos sacs et nous démarrons. Nous remontons au col nommé « Paso Del Cuadrado », descendons ensuite jusqu’au refuge « Piedra Del Fraile » d’où nous longeons le « Rio Eléctrico » pour enfin arriver sur la route qui nous ramènera ( en taxi ^^ ) à El Chalten.

Il est 22 heures quand nous poussons la porte de notre hôtel, 43 heures se sont écoulées depuis le début de notre course . Nous sommes déboussolés et un peu perdus dans cette agitation, nos esprits, eux, sont encore là haut dans le calme et la beauté sauvage de ces montagnes.

Dans le hall d’entrée, nous retrouvons notre quatrième compagnon de voyage, John, dont l’enthousiasme déborde à l’annonce de notre réussite nous fait doucement réaliser ce que nous avons accompli.

Ce soir, le confort de la vallée nous parait tellement plus attirant que la rudesse des montagnes mais bientôt, nous le savons, nous n’aurons plus qu’un souhait : y retourner !!

Olivier Z.

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